L'ÉCRITOIRE SÉGALINE

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Alain Rey, L'Amour du français

Samedi 16 Février 2013

Qu’il est bon de se replonger dans de saines lectures après une période de disette intellectuelle. Faute de temps et aussi d’envie, voilà un petit moment que je n’avais rien lu d’intéressant, ou même ne serait-ce que divertissant, ce qui est déjà pas mal. Mon dernier livre entamé avait été Maudit karma, d’un auteur allemand, qui ne m’avait pas vraiment fait rire (publicité mensongère) et n’avait pas je crois changé grand chose non plus à mon karma. Le propos était léger et se voulait pourtant profond : l’aventure d’une animatrice TV décédée réincarnée en fourmi puis en d’autres animaux tout aussi éloignés de sa vie d’avant et qui par ses différentes étapes parvenait à saisir la beauté de la vie, faisant amende honorable et devenant meilleure une fois ressuscitée. Personnellement j’en suis restée au stade de la fourmi car je dois dire que je me suis copieusement ennuyée dans les quelques pages que j’ai lues. J’aurais du me méfier puisque le livre était présenté comme un best-seller un peu partout, et d’habitude ce genre d’argument est rédhibitoire pour moi, mais j’avais envie de légèreté et de littérature étrangère, alors… bon la prochaine fois j’essayerai Shakespeare, ce sera moins risqué.

Ce roman trône à peine entamé sur ma table de chevet mais il a été très avantageusement remplacé par un essai du linguiste Alain Rey : L’Amour du français, sous-titré joliment « contre les puristes et les censeurs de la langue ». Inutile de vous dire le grand écart qu’il faut faire pour passer de Maudit karma à un essai de linguistique, mais rien de tel qu’un peu de gymnastique cérébrale. Tout au long de cet essai, goulûment avalé, et à travers l’histoire de notre langue, Alain Rey se plaît à décrire l’enrichissement permanent du français, et de toutes les langues en général, et comment cette langue n’a cessé de se construire par les apports des autres langues, choses que l’on savait déjà mais que l’auteur a cru bon de rappeler à l’heure de la mondialisation et où la plus petite évocation d’une réforme de l’orthographe donne de l’urticaire à bon nombre de têtes pensantes. Ce long voyage à travers le français nous dresse le portrait d’une langue aux mille facettes, noble et populaire à la fois, conservatrice et moderne mais dans le fond ouverte et souple, au contraire de l’image figée dans laquelle certains spécialistes voudraient l’enfermer. Alain Rey explore pour cela les textes engendrés par les différents pouvoirs de toutes les époques mais aussi les vecteurs plus officieux tels les médias ou les littérateurs de tous poils. Morceaux choisis :

 

« Entre la Pouvoir, qui se sert du langage pour satisfaire ses appétits, entraîner les humains, les tromper peut-être, les séduire et les entraîner toujours, et la Poésie, qui sert le langage, le nourrit, l’enrichit et lui donne force, les amoureux du français ne sauraient hésiter. Confier la langue aux « poètes » est hasardeux, la confier aux politiques désastreux : cela consiste à s’évader dans l’imaginaire de la volonté d’ordre. […] Les débats sur l’école, en France, où une minorité cherche à préserver la Poésie (on dit, par pudeur, « littérature »), se trompent parfois d’adversaire. Le danger [est] la paresse, le dégoût d’apprendre, la croyance collective soit en l’argent, soit dans quelque religion mortifère, l’appétit pour la distraction sotte et le rire gras. Si le pouvoir laisse les médias, d’essence publicitaire, construire la personnalité enfantine, l’école ne peut plus être que thérapeutique. Ce serait à un « ministère de la santé mentale » de s’en occuper. »

 

« Jacques Duclos ou Colette, elle qui tambourinait ses r comme ses compatriotes bourguignons et écrivait comme une déesse, n’étaient pas montrés du doigt, alors qu’aujourd’hui, politiciens et vedettes du spectacle (c’était le cas pour Colette) se doivent d’éviter une prononciation pourtant encore usuelle en milieu rural bourguignon ou en Occitanie, mais peu appréciée socialement, ce qui, lorsqu’on y songe, est d’une totale extravagance. Un rouleau compresseur des accents, des syntaxes et des vocabulaires régionaux a fait du français officiel, médiatique, politique, un idiome fade, au rythme monotone, pauvre en vibrations, rythmiquement sec – sauf en Occitanie, où les muettes que sont devenues les voyelles écrites e se remettent à parler, et peut-être à chanter. […] Depuis Malherbe on s’échine à aplanir le français : le succès de cette opération au nom de la clarté et de l’élégance a dépassé les espérances. Mais il semble que le pendule reparte dans l’autre sens : les résistances se manifestent, les accents « locaux » n’ont plus honte, les mots régionaux reprennent vie, des formes chantantes de français survivent hors de France, la greffe créole ranime le français des Caraïbes et de l’océan indien, le Québec chante avec Vigneault et le français de la radio, de la télé, de la politique et de la publicité finira peut-être par souffrir de sa triste uniformité, à laquelle il remédie par les hurlements et les modulations burlesques de la publicité et des animateurs de la bassesse. »

 

« Les règles de formation des mots nouveaux, internes à la langue, fonctionnent plus ou moins bien. […] en français, c’est la catastrophe. Faites un mot nouveau avec des éléments connus, assemblés en bon ordre, et on sera, autour de vous, étonnés ou indignés (à ce propos la pression sociale me déconseille d’écrire « étonnage » ou « étonnerie » ; non plus que de parler d’un grand « indignement », puisque la place est prise par un adverbe, ni d’ « indignesse » ou d’ « indignitude »). Cette langue, décidément, est (dans son lexique) pauvre, engoncée, réticente, constipée. Et pourtant, elle est, comme toute langue, munie d’un lexique gigantesque, insoupçonné, dont nous n’utilisons que des miettes dérisoires. »

 

 

Et de conclure :

« L’amour des Antillais pour le français passe par celui de leurs créoles, celui des Québécois par le combat jaloux contre la fascination, et de la langue anglaise, et du modèle européen du français. Pas d’amour sans rencontre, d’amour et de haine sans contacts, sans mélange […] »

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